Neoline : le transport maritime à voile à grande échelle est lancé !
Entretien avec Jean ZANUTTINI, co-fondateur et Directeur Général de Neoline
Bonjour, pourriez-vous vous présenter ?
Bonjour, je m’appelle Jean ZANUTTINI. J’ai débuté ma carrière en tant que navigant, j’ai en effet été officier de marine marchande pendant 7 ans ce qui m’a permis de naviguer sur des cargos rouliers au long cours. En 2009, j’ai arrêté de naviguer pour me diriger vers des études maritimes, navales et portuaires. En parallèle, nous avons développé le projet Neoline avec Michel Pery, président de Neoline, et quelques autres collègues ou amis. J’ai également travaillé chez l’architecte naval Jean-Pierre Brouns en 2011, reconnu dans le nautisme pour la conception de bateaux de plaisance.
Nous avons toujours eu la conviction que la voile de travail avait un rôle à jouer pour la transformation énergétique et la nécessité de moins impacter notre environnement. Nous étions aussi certains que, forts des technologies actuelles et celles à venir, nous serions capables de proposer des solutions très ambitieuses avec un service de transport efficace et compétitif. Nous avons donc commencé à travailler sur ce projet à partir de 2011. J’ai ébauché les premiers plans avec Michel Péry et Jean-Pierre Brouns. Ensemble avec Michel et sept autres associés (dont Philippe Videau, co-fondateur de la compagnie Ponant), nous avons conçu l’ADN du projet. Nous avons créé la société en 2015 et je suis passé de mon entreprise d’études portuaires et navales à un temps plein sur Neoline fin 2016. Depuis, l’équipe s’est étoffée et nous sommes maintenant six personnes à travailler quotidiennement à l’émergence du projet.
“Cette impulsion vient également de notre conviction que la préservation de l’environnement par des exploitations à faible impact doit passer par la création d’un nouvel acteur-armateur.”
Quelle est la raison d’être de Neoline ?
Nous avons un parcours professionnel particulier Michel et moi. Nous avons principalement navigué sur des rouliers mais également à bord de Belem, le trois-mâts barque Nantais. Michel a d’ailleurs commandé Belem de nombreuses fois et, en ce qui me concerne, j’ai fait deux embarquements de lieutenant à bord. Même si ce sont des technologies d’un autre âge, cela nous a permis d’expérimenter la poussée vélique sur des grands navires. Le résultat de cette double expérience : c’est Neoline. Nous n’hésitons d’ailleurs pas à dire que Belem a été pour nous un passeur.
Nous avions déjà participé à un projet de transport maritime à la voile de 2007 à 2010. Il n’avait malheureusement pas pu aboutir du fait de la crise économique mais cette expérience nous a fait réaliser non pas que la voile de travail ne marchait pas, mais plutôt que notre manière de s’y prendre à l’époque n’était pas optimale. En tant que dirigeants cette fois-ci, nous avons donc voulu lancer en 2011 quelque chose de plus proche de ce que nous pensions comme étant industriel, à la fois plus ambitieux et plus réaliste. En d’autres termes, notre approche est de se focaliser sur du long cours pour pouvoir moyenner l’incertitude de vent sur des longs trajets et profiter de l’exploitation industrielle sur de grands navires. Cette impulsion vient également de notre conviction que la préservation de l’environnement par des exploitations à faible impact doit passer par la création d’un nouvel acteur-armateur.
Le fait est que nous apportons d’abord l’expérience de terrain, nous sommes avant tout des praticiens avant d’être des concepteurs. Il y a cette capacité chez nous à la fois de travailler sur des sujets de conception mais aussi sur des sujets techniques d’exploitation. C’est l’alliance des deux qui permet d’être ambitieux à la fois sur le plan environnemental et économique. Par exemple la vitesse commerciale est un élément majeur du bilan énergétique d’un navire. Un architecte naval typique va répondre à l’exigence de son client. Si celui-ci souhaite avoir un bateau à 15 noeuds, ce n’est pas à l’architecte naval de questionner cette donnée d’entrée. En adoptant une position de futur armateur, cela nous permet donc de nous interroger sur la façon dont on fonctionne et de demander aux clients ce qui leur importe et de quoi ils ont vraiment besoin. C’est donc aussi la possibilité de proposer des choses différentes, de nous positionner sur des zones un peu moins exploitées actuellement en termes de desserte mais pour autant avec des activités économiques importantes.
“Dans la mesure où notre consommation combustible sera réduite de 80 à 90%, nous aurons beaucoup plus de stabilité dans nos coûts de fonctionnement et nos prix pourront donc être prévisibles.”
Qu’est-ce qui vous donne la conviction que le moment actuel est opportun pour proposer au marché des cargos à voile ?
En termes de contexte macro, nous constatons trois grandes tendances :
● la première c’est la réglementation qui se durcit très fortement sur les sujets environnementaux. Celle-ci est appuyée par la sensibilité croissante du grand public sur ces sujets, notamment dans le transport maritime. C’est un élément important qui oblige aujourd’hui un armateur à se poser des questions sur la pérennité de son exploitation et comment il opérera demain dans ce contexte qui évolue.
● Le deuxième point, c’est la massification qui s’est opérée avec des navires gigantesques, de vrais hubs logistiques, dans la plupart des grands secteurs de fret et notamment le conteneur. Là où un navire faisait avant sept ou huit escales, il n’en fait plus que trois.
Il faut aussi noter les concentrations d’armateurs : il y avait avant quinze armateurs qui étaient sur le conteneur, maintenant 80% du marché du conteneur est partagé entre trois alliances d’armateurs. Cela permet des prix faibles mais on constate par contre des allongements de chaînes logistiques. Par exemple, lorsque l’un de nos clients Bénéteau exporte des bateaux vers l’Amérique du Nord, il est obligé d’aller chercher des services de ligne qui sont au mieux au Havre mais souvent à Zeebruges ou à Anvers. Cela nécessite donc des pré-acheminements longs, parfois compliqués car cela signifie du hors norme pour des transports terrestres tels que ceux utilisés par Bénéteau. Cette massification crée donc finalement des espaces de liberté dans lesquels on peut offrir des services sur-mesure, de niche et entre des zones bien trouvées. C’est sur ces besoins que Neoline se positionne.
● Le troisième élément fort, c’est la dépendance du transport maritime au combustible puisque le fioul représente à peu près 50% des coûts d’opération d’un navire. Ainsi, lorsque le baril tousse, l’impact se fait immédiatement ressentir sur les prix de transport. Dans la mesure où notre consommation combustible sera réduite de 80 à 90%, nous aurons beaucoup plus de stabilité dans nos coûts de fonctionnement et nos prix pourront donc être prévisibles.
Ces trois éléments de contexte nous donnent la conviction que c’est maintenant que nous pouvons le faire.
“nous prenons un engagement à hauteur de 11 noeuds de vitesse commerciale”
Quel est votre objectif de vitesse de croisière ? Pour quel mix énergétique ?
Nos navires sont avant tout des voiliers. Notre propulsion principale sera donc la voile et de façon auxiliaire, nous aurons un moteur thermique qui, pour les premiers navires, sera un moteur au gasoil. Pas de fioul lourd chez nous. Ce moteur nous apportera 10 à 20% du besoin énergétique et le reste viendra du vélique. Nous visons une vitesse de base de 12 à 13 noeuds à la voile pour la majeure partie du temps, mais il faudra bien sûr s’adapter aux conditions de vent. Cela explique que nous prenons un engagement à hauteur de 11 noeuds de vitesse commerciale. Le moteur est donc là pour pallier aux intermittences éventuelles. Celles-ci seront la plupart du temps limitées compte tenu du fait de notre contexte de navigation océanique longue permettant de compenser l’impact des zone en manque de vent. Les systèmes de routage météo actuels ont en effet complètement révolutionné la façon dont on navigue à la voile. Nous savons désormais au départ du navire comment va évoluer le système climatique sur l’ensemble du trajet. Cela permet de se positionner au bon endroit pour être dans l’optimum de l’utilisation du navire.
“Un élément important aussi, sur lequel nous avons beaucoup travaillé, c’est l’antidérive.”
En quoi consiste votre solution de propulsion vélique ?
Nous avons une vision très pragmatique de notre propulsion principale. Il nous faut donc un système capable de nous apporter suffisamment de volume d’énergie, qui ne soit pas cher, maîtrisé et qui nous permette de rentrer dans tous les ports, donc avec un tirant d’air qu’on peut maîtriser aussi. On s’intéresse donc à toutes les innovations dans le domaine, il faut cependant qu’elles aient atteint un degré de maturité assez important pour que nous envisagions de les installer sur nos navires. Aujourd’hui, ce qui s’achète, ce qui s’assure et se garantit, ce sont des systèmes classiques avec des voiles techniques de 600m2 de taille unitaire pour les grandes voiles. Nous aurons 4200 m2 au total de surface vélique (divisée en huit voiles) portée par le gréément tel que conçu avec Mer Forte, le bureau d’études et d’architecture navale fondé par Michel Desjoyeaux.
Parmi les innovations qui se développent, ce qui est certain et qui ne pose pas de débat, c’est que l’aile est plus efficace que la voile. Le profil à double membrane est meilleur que le profil à simple membrane. L’aéronautique nous l’a démontré depuis bien longtemps. Le problème c’est que, contrairement à l’aéronautique, la direction du vent change pour un navire et la direction de la poussée qu’on veut en tirer est évolutive aussi. On ne veut pas toujours aller dans la même direction. Ainsi le point sur lequel l’ensemble de l’architecture navale et des développeurs butent depuis plusieurs décennies, c’est de trouver comment mettre en oeuvre une cambrure qui peut s’inverser. L’aile a une cambrure, un profil asymétrique, pour pouvoir être vraiment efficace et générer une poussée importante. Cette cambrure doit en revanche pouvoir changer de côté en fonction des conditions de vent. C’est ce point qui est compliqué à gérer et sur lequel les cabinets d’architectes et bureaux d’études travaillent actuellement. On ajoute à la contrainte de pouvoir les rendre affalables et réductibles afin d’exploiter des surfaces importantes, tout cela demande beaucoup de développements.
Nous avons donc décidé de partir aujourd’hui sur des solutions robustes qu’on sait maîtrisées. Dès lors que d’autres solutions seront avérées et bien développées dans les puissances qui nous intéressent, nous serons bien sûr intéressés pour les mettre en oeuvre.
Un élément important aussi, sur lequel nous avons beaucoup travaillé, c’est l’antidérive. A ma connaissance, on est quasiment le seul projet de grand navire de charge qui prévoit de l’antidérive. Il faut bien sûr s’occuper du gréement mais ce qui se passe sous l’eau est primordial. Nous avons donc prévu de mettre des ailerons sous-marins rétractables afin de ne pas impacter le tirant d’eau dans les ports. Ces ailerons nous permettront également d’avoir de bonnes performances au près pour remonter au vent.
“La sécurité étant primordiale, nous ne toucherons pas aux voiles durant l’exploitation du fait de l’automatisation prévue”
Quel dimensionnement prévoyez-vous pour votre équipage ?
Tout sera télécommandé à bord du navire, nous comptons sur 14 membres d’équipage, ce qui sera à peu près équivalent à un navire comparable de propulsion classique. Le navire à propulsion classique va avoir plus de mécaniciens sur la partie machine, nos mécaniciens seront plutôt sur le pont, et seront principalement des hydrauliciens et des électriciens.
La sécurité étant primordiale, nous ne toucherons pas aux voiles durant l’exploitation du fait de l’automatisation prévue, sauf panne éventuelle bien sûr. Les technologies que nous avons prévues de mettre en oeuvre sont maîtrisées et utilisées par des grands voiliers depuis plusieurs années. Parmi ceux construits en France, on peut citer Wind Star, Wind Song, Club Med 1 & 2 et Ponant.
Il est intéressant de noter, qu’il y a un siècle, les voiliers de charge n’avaient pas grand monde à bord. A bord de Belem par exemple, ils étaient 13 quand il a été lancé en 1896 et ils avaient déjà des treuils. La réduction d’équipage a en fait précédé l’arrivée du moteur.
“Cela implique donc un lancement de l’exploitation du premier navire d’ici fin 2021”
Quelles sont vos prochaines étapes ?
Nous avons aujourd’hui globalement montré l’adhésion de notre marché avec les soutiens de Bénéteau, Manitou et Renault. Nous avons fait notre choix de chantier et signé le 5 juillet 2019 une lettre d’intention de commande pour nos deux premiers navires auprès de Neopolia. Nous finalisons désormais le financement pour lancer le chantier de construction avant la fin de l’année. Cela implique donc un lancement de l’exploitation du premier navire d’ici fin 2021.
La ligne pilote est essentielle pour démontrer la validité technique, économique et logistique dans un contexte actuel de compétitivité. On réfléchit pour la suite à des versions encore plus grandes et spécialisées pour adresser des marchés plus massifiés comme par exemple les voitures neuves. En même temps, nous avons l’ambition d’aller vers le zéro émission. La voile restera utilisée pour la grande majorité du besoin en énergie. La partie restante pourra être apportée par des systèmes zéro émission comme le solaire, l’hydrogène, l’énergie de sillage. Ce sera donc notre seconde étape à horizon 2030, 2035 pour pouvoir proposer un système de transport vraiment zéro émission.
“L’émergence d’innovations révolutionnaires et de nouvelles manières d’exercer le métier d’armateur fera aussi bouger très rapidement et fortement ce secteur.”
Que pouvez-vous nous dire sur le financement de tels projets ?
Nous sommes dans une période critique, c’est toujours un défi de réussir à faire financer des projets industriels innovants, d’autant plus lorsqu’ils sont portés par une entreprise nouvelle. Aujourd’hui du fait des gains potentiels en cas de succès, le côté casino des startups dans le numérique ou la biotech plaît à de nombreux investisseurs. Notre conviction en revanche est que pour permettre de décarboner, de réellement accompagner la transition énergétique, il va falloir également s’intéresser au financement des changements de modèles industriels.
Il y a deux façons de les aborder selon nous :
● La première est d’encourager les industriels à innover eux-mêmes et à changer de façons de fonctionner. C’est bien et nécessaire, mais il est probable que le résultat restera impacté par leurs prismes, leurs actuelles façons de voir et leurs héritages.
● La seconde, selon nous, c’est d’encourager des jeunes pousses avec des idées intelligentes sur ces sujets. L’émergence d’innovations révolutionnaires et de nouvelles manières d’exercer le métier d’armateur fera aussi bouger très rapidement et fortement ce secteur.
Nous revendiquons donc, au sein de Neoline, la nécessité d’accompagner les jeunes entreprises innovantes à faire des investissements importants. Ce sont de grands défis dans notre époque actuelle : comment financer des nouveautés avec des notions de risques car on sait que l’allergie au risque est devenue la norme. Nous essayons bien sûr de les limiter, de les gérer et de démontrer notre maîtrise. Mais toute innovation comporte une part de risque.
Je souhaiterais également attirer l’attention sur le fait que les conditions de financement sont des éléments majeurs de la rentabilité de ce type de projets.
Nous avançons donc résolument dans ce parcours, mais c’est un aspect qui interroge et qui nécessite qu’on y travaille, qu’on interpelle les financeurs, et que l’on crée de nouvelles cases de financement. L’état a bien sûr également sa partition à jouer et je pense qu’il a compris la nécessité de s’impliquer fortement aujourd’hui sur ces thématiques.
Et si on veut en savoir plus ?
Venez visiter notre site https://www.neoline.eu/
Nous sommes aussi joignable par mail à l’adresse suivante : contact@neoline.eu