Solid Sail : la voile 100% composite pour propulser les paquebots de demain
Entretien avec Nicolas Abiven, un grand nom de la voile de compétition en charge du projet Solid Sail pour Les Chantiers de l’Atlantique
Pouvez-vous vous présenter ?
Nicolas Abiven, 55 ans dont 50 ans de voile cette année. J’ai mené deux carrières en parallèle : l’une en course au large et l’autre en construction navale, principalement à Chantiers de l’Atlantique. En voile, j’ai fait des campagnes comme l’Admiral’s Cup, la Coupe de l’America, beaucoup de match racing et aussi beaucoup d’Imoca, notamment avec la victoire de la Transat Jacques Vabre avec Jean-Pierre Dick en 2003.
En parallèle, j’ai également travaillé puis quitté Chantiers de l’Atlantique qui m’ont rappelé il y a près de cinq ans. Ils cherchaient quelqu’un qui savait faire de la voile et qui connaissait le milieu du paquebot, ils m’ont donc proposé de venir m’occuper du développement des voiles de paquebot.
J’ai rejoint Chantiers de l’Atlantique à l’été 2016 et je pilote depuis le projet Solid Sail pour le développement de la voile et du mât.
Comment est né le projet Solid Sail ?
Le projet de faire des grands paquebots à voile a toujours été présent chez les concepteurs de Chantiers de l’Atlantique mais cela s’est concrétisé il y a une dizaine d’années par un concept ship – un navire-concept – qui s’appelait « Eoseas ». À partir de ce moment-là, il y a toujours eu des gens au service projet qui ont travaillé à temps partiel sur la problématique de faire des grands mâts et des grandes voiles. Des essais de concept et des essais en soufflerie ont d’ailleurs été réalisés en restant en revanche au stade de maquettes et avec des matériaux simples.
Cette réflexion a commencé à s’accélérer depuis
quatre ans avec la volonté de passer au réel et vérifier que tous les concepts
proposés jusque-là pouvaient être concrétisés. Du fait des activités en cours,
il y avait la nécessité de dédier quelqu’un à temps plein pour mener ce projet
à bien. Ma mission a d’abord été de regrouper et structurer les nombreuses
bonnes idées qui avaient été formulées, et les mettre en phase concrète.
Nous avons commencé fin 2016 avec un modèle de voile réduite de 20 mètres
carrés installé sur des J80, des voiliers de courses. Cette première expérience
a confirmé la pertinence de cette initiative.
Ce projet s’est donc poursuivi avec un second jeu de voiles testées en deux phases : une première série de tests sur l’Imoca de Jean Le Cam, notre partenaire technique, et une seconde série de test sur un paquebot à voile exploité en croisière. Les essais étant là encore positifs, cela nous a conforté sur le fait qu’il y avait bien de la matière pour continuer. Nous sommes désormais passés au troisième stade qui est de rentrer dans le détail de chaque sous-ensemble et fonctionnalité de la voile afin d’arriver à une voile première de série que l’on puisse mettre sur le marché.
Comment fonctionne une voile Solid Sail ?
Il faut d’abord différencier notre voile Solid Sail et le système de gréement à balestron (lorsque la bôme/l’espar est solidaire d’un mât pivotant) que nous développons également pour les paquebots. Celui-ci inclut bien évidemment la voile Solid Sail.
« Chaque panneau est comparable à un rectangle, le vent appuie sur chacun des rectangles indépendamment des autres qui se ploie donc selon la raideur qu’il y a dans les lattes. On s’approche ainsi d’une voile classique de type membrane. »
Une voile rigide 100% composite
La voile Solid Sail a deux modes de fonctionnement :
- Un mode de fonctionnement pliable quand elle est à incidence nulle par rapport au vent, en d’autres termes bout au vent (face au vent). Dans ce mode-là, la voile est complètement plate et ne présente aucun volume. De plus et dans la mesure où la voile est rigide, elle ne bat pas ce qui est très agréable en terme de sécurité et de manutention. En effet, elle est constituée de panneaux en composite qui sont reliés entre eux par des bouts en dyneema. Ce système permet de plier la voile comme une sorte de store vénitien, comparable à un pliage en accordéon.
- Dans le second mode, on soumet la voile à un champ de pression aérodynamique en lui mettant un peu d’incidence comme une voile classique (i.e. on la positionne avec un angle par rapport au vent). Elle se creuse alors et prend du volume. De loin, elle ressemble en quelque sorte à une voile classique.
Chaque panneau est comparable à un rectangle, le vent appuie sur chacun des rectangles indépendamment des autres qui se ploie donc selon la raideur qu’il y a dans les lattes. On s’approche ainsi d’une voile classique de type membrane, mais par un phénomène qu’on pourrait qualifier de quadrature de la membrane. Il y a donc plusieurs facettes rectangulaires qui se déforment dans un seul plan et qui, mises bout à bout, créent une surface très proche d’une voile classique tout en étant rigide.
« notre objectif est que tout soit automatisé. […] Puisque le mât est à balestron, le balestron tourne pour s’adapter au vent dès qu’une consigne d’incidence est donnée au mât. »
Un gréement à balestron
En ce qui concerne le système complet que
nous sommes en train de développer, notre objectif est que tout soit
automatisé. Aujourd’hui, nous sommes en train de mettre au point ces
automatismes que nous essayons de garder le plus simple possible. En effet, que
ce soit pour l’envoi ou l’affalage de la voile, il suffit de donner une
consigne pour être bout au vent. Puisque le mât est à balestron, le balestron tourne pour s’adapter au vent dès qu’une
consigne d’incidence est donnée au mât. On peut alors hisser ou affaler la voile. Il y a en fait deux
actuateurs : le premier garde la voile en permanence bout au vent et le second
est un winch actif permettant de hisser ou d’affaler la voile.
Dans le cas du mât à balestron, notre voile d’avant n’est pas pour l’instant en
composite, mais c’est un point sur lequel nous travaillons. Le marché est
exigeant en terme de fiabilité, nous avons accumulé beaucoup de miles dans un
premier temps pour développer le système de grande voile, la voile d’avant
viendra dans un second temps.
Les croisiéristes se sont intéressés aux zones de navigation les plus appréciées et pour lesquelles certaines dimensions ne peuvent pas être dépassées. Il existe ainsi une classification appelée Panamax, notamment pour laquelle le tirant d’air ne doit pas dépasser 57,91 mètres.
Nos mâts, lorsqu’ils sont en navigation, ont un tirant d’air dépassant les 100 mètres, donc nous serons contraints de les incliner pour pouvoir passer sous les ponts, ne serait-ce par exemple pour New York, Panama etc. Nos mâts peuvent donc pivoter et s’incliner à 45 degrés grâce à une ingénierie complexe que nous sommes en train de fabriquer en ce moment. En revanche, si les clients n’ont pas besoin de cette fonctionnalité, nous pouvons bien sûr livrer un gréement sans inclinaison qui sera moins coûteux.
« la créativité et la capacité de nos partenaires nous permet de mener à bien ce passage à très grande échelle »
Il semble que vous ayez noué de nombreux partenariats autour de ce projet, racontez-nous
Nous avons réuni comme partenaire des intervenants qui avaient beaucoup d’expériences, à la fois en conception, en fabrication et également en exploitation. Nous travaillons donc avec Jean Le Cam en tant que consultant voile. Il sait ce qu’est une voile et un bateau et on apprécie son franc-parler, il nous donne énormément de conseils pertinents. Nous travaillons également avec le cabinet d’architecture navale Dykstra qui a fait de nombreux projets, de très grands yachts à voile mais aussi des bateaux d’exploitation tel que le dernier bateau de Greenpeace à voile : le Rainbow Warrior III. Nous avons également trouvé un savoir-faire en réalisation composite avec l’entreprise Multiplast et avec entre autres GSea Design sur la partie conception de la voile. Nous avons aussi des partenariats avec l’ENSTA Bretagne et d’autres acteurs de la région.
Globalement, nous sommes allés chercher dans le milieu de la course et de la grande plaisance les compétences qui existent en Bretagne et en zone Atlantique et nous les faisons travailler sur nos problématiques de très grandes pièces. L’homothétie n’est pas toujours possible à 100 %, parfois les solutions actuelles du marché ne sont pas toujours applicables. Toutefois, l’apport de leur créativité et de leur capacité en calcul nous permet de mener à bien ce passage à très grande échelle.
A qui s’adresse cette solution ?
Les paquebots représentent notre marché cible, celui que nous connaissons bien. Il y a une demande sociétale d’être plus « green » sans non plus tomber dans l’écologie forcenée. Le milieu de la croisière va être obligé de faire mieux demain que ce qu’il fait aujourd’hui, nous cherchons donc à anticiper cette tendance et nous avons eu beaucoup de contacts très positifs. Un accord a notamment été trouvé avec MSC Croisières pour finir de développer ensemble le concept et l’installer bientôt, on l’espère, sur des bateaux de leur armement. Sur le marché du paquebot, le marché accessible est principalement constitué de navires entre 200 et 250 mètres. Aller au-delà pourra sans doute se faire dans dix ans, mais les tailles plus importantes présentent une complexité additionnelle.
Nous pensons aussi sérieusement au marché des super yachts au-dessus de 50, 60 mètres. Ce sont des marchés de niche avec beaucoup de valeur ajoutée. Le cabotage des navires de commerce de taille moyenne est également tout à fait envisageable.
Dans quelles conditions météorologiques votre solution peut-elle être exploitée ?
Notre solution concerne des navires de commerce qui seront de toute façon équipés d’une propulsion hybride (moteur thermique avec propulsion vélique). Quand la puissance engendrée par le vent sera insuffisante, le navire bénéficiera donc d’un appui moteur et quand il y aura trop de vent, ce qui est relativement faible en pourcentage dans l’année notamment là où vont les paquebots, il sera également au moteur. Aujourd’hui, les projets sur lesquels nous travaillons prennent en compte des forces de vent jusqu’à 35 à 40 nœuds de vent apparent maximum. Les navires concernés évoluent à des vitesses d’exploitation d’environ 15 nœuds, cela signifie donc des limites de vents réels entre 20 et 25 nœuds au près et jusqu’à environ 35 nœuds au portant. La gamme de vent d’exploitation possible est donc assez élevée. Au-delà, cela impliquerait de mettre juste plus de matières mais le système sera moins performant dans des vents plus légers, ce qui est d’ailleurs aussi vrai sur des voiles classiques souples.
« Le gréement à balestron présente l’énorme avantage de permettre la désolidarisation de la trajectoire du navire avec le réglage de la voile. »
Quels sont les atouts de votre solution ?
Les armateurs sont des gens très pragmatiques qui aiment les choses simples qui fonctionnent. Notre concept a été difficile à mettre au point, car il s’agit d’une réelle nouveauté, mais elle paraît relativement simple et elle a été conçue dans cet objectif de simplicité. Les points très positifs sont que le système se pilote comme une voile classique. Quelqu’un qui fait de la voile comprend immédiatement comment le système fonctionne. La voile s’affale par pure gravité, il y a juste un capteur de position pour s’assurer que la voile est hissée en tête de mât. Il n’y a donc pas de système complexe, on pourrait même le faire à la main. La durée de vie ciblée est d’une trentaine d’années. Il s’agit de panneaux composites. Une fois bien dimensionnés et avec une maintenance correcte minimaliste, l’équipement peut durer des années comparable au standard des bateaux de plaisance par exemple. La voile ne bat pas lorsqu’elle est placée bout au vent, le navire peut donc traverser de très forts grains sans encombre et sans détériorer la voile tout simplement en plaçant le système face au vent puis. Une fois la zone de mauvais temps passé, il suffira de redonner de l’incidence au système.
Nous n’avons pas cherché à aller sur de la performance, nous avons en effet privilégié quelque chose de simple et de robuste correspondant à un prix acceptable sur le marché, car cela reste le nerf de la guerre. On s’est clairement situé dans cette partie-là du spectre.
Le gréement à balestron présente également l’énorme avantage de permettre la désolidarisation de la trajectoire du navire avec le réglage de la voile. Par exemple, si le navire chenale entre deux îles aux Antilles avec un seul mile de chaque côté et que le vent tourne en passant de 20 à 60 nœuds d’un coup, il suffit de tourner le balestron pour mettre la voile bout au vent et l’affaler sans aucun souci de sécurité. Avec des mâts classiques, cette manœuvre nécessiterait de placer le navire fasse au vent pour faire cet affalage ce qui serait particulièrement contraignant en terme de navigation pour des navires de taille importante.
Quels sont vos prochains projets et défis ?
Nous sommes actuellement en train de faire les études détaillées du gréement avec un mât d’une centaine de mètres de haut environ et une voile de 1200 mètres carrés. Nous lançons notamment la réalisation d’une partie conséquente d’un mât et d’une partie de la voile pour s’assurer que tout fonctionne. Tout cela devrait être en cours d’assemblage dans un an.
Si tout va bien, les paquebots à voile devraient sortir de Chantiers de l’Atlantique fin 2024, début 2025, le temps de mettre en place toute la filière. Cela implique la fabrication de pièces industrielles de très grandes dimensions. Les industriels avec lesquels nous travaillons ont donc besoin d’adapter leurs processus de production en conséquence, d’où la nécessité d’avoir un minimum de délai pour que cela puisse être réalisé de manière posée et sérieuse.
S’il fallait conclure, je dirais que c’est un bel exemple de transfert de technologie de la plaisance et de la course vers le navire de commerce. J’espère surtout que nous permettrons aux jeunes générations de faire en sorte qu’il y ait à nouveau des navires de commerce à voile comme c’était le cas il y a une centaine d’année voire des milliers d’années.